SENEGAL : Les effets collatéraux de la digitalisation des services publics

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AbdouFouta Abdou Fouta Diakhoumpa 31/10/2025

Dans un long article, publié à la page 29 du journal "Le Soleil"  paru le mardi 21 octobre 2025, titré : Dématérialisation des marchés publics : "Le Soleil ", principale victime collatérale. L'auteur, Cheikh THIAM, ancien DG dudit organe, évoque certaines conséquences de la digitalisation des services publics.

Et sur LinkedIn, le gestionnaire d'une start-up qui a développé un logiciel de gestion des relations entre parents d'élèves, écoles et élèves a vu son projet tombé en faillite du fait de l'élaboration par le ministère chargé de l'éducation nationale d'un logiciel visant le même but.

Ces deux exemples montrent que les entreprises et entrepreneurs courent des risques découlant de l'innovation technologique et doivent se préparer à cet aléa. 

Cette problématique qui mérite réflexion est à la croisée de l’économie numérique, du droit et de la stratégie d’entreprise. 


Introduction

L’innovation technologique est un levier de croissance, de compétitivité et de progrès social. Elle ouvre de nouveaux marchés, stimule la productivité et favorise la transparence dans la gestion publique.

Toutefois, elle peut aussi devenir une source d’instabilité et de vulnérabilité pour certaines entreprises, surtout lorsqu’elle est initiée ou soutenue par les pouvoirs publics sans dispositif d’accompagnement adéquat.

Deux exemples illustrent cette tension : d’une part, la start-up qui avait conçu un logiciel de gestion des relations entre parents d’élèves, écoles et élèves, mais dont le projet a été ruiné par le lancement d’un outil similaire par le ministère de l’Éducation nationale ; d’autre part, les entreprises de presse  affectées par la digitalisation des appels d’offres publics, qui a supprimé une importante source de revenus publicitaires.

Ces cas montrent que les mutations technologiques, si elles ne sont pas encadrées, peuvent entraîner une destruction de valeur et créer des déséquilibres concurrentiels.

I. L’innovation technologique : un moteur de progrès, mais aussi un facteur de déséquilibre économique

1.⁠ ⁠Le caractère disruptif de l’innovation

L’innovation technologique a souvent un effet de rupture. Elle modifie les chaînes de valeur, bouleverse les modèles économiques et crée de nouvelles règles du jeu.

Dans le cas de la start-up, le ministère a intégré une solution technologique équivalente à celle déjà développée par une entreprise privée, sans mécanisme de rachat, de partenariat ou de compensation.

Ce comportement illustre un phénomène fréquent : la substitution technologique par les pouvoirs publics, qui peuvent, volontairement ou non, concurrencer le secteur privé.


De même, la dématérialisation des procédures de passation des marchés publics – bien qu’elle renforce la transparence et l’efficacité – a entraîné un effet d’éviction économique pour les journaux en papier. Ces derniers ont perdu les revenus liés à la publication légale obligatoire des appels d’offres, une source essentielle pour leur équilibre financier.

2.⁠ ⁠L’asymétrie des moyens entre acteurs publics et privés

Les entreprises innovantes, notamment les start-up, évoluent dans un environnement où leurs ressources sont limitées. Face à un acteur public doté d’un budget étatique et d’une puissance d’exécution considérable, la concurrence devient inégale.
Lorsqu’une administration développe un logiciel ou un service numérique similaire à celui d’une entreprise privée, cette dernière est souvent dans l’incapacité de soutenir la concurrence :

•⁠  ⁠impossibilité d’égaler la gratuité ou le caractère obligatoire du service public ;

•⁠  ⁠perte de marché immédiate ;

•⁠  ⁠absence de recours juridique clair, car le projet public est présenté comme relevant de l’intérêt général.


II. Les risques pour les entreprises : une exposition accrue à l’aléa technologique

1.⁠ ⁠Le risque de cannibalisation et d’obsolescence

L’innovation accélère le rythme d’obsolescence des produits et services. Une technologie nouvelle, soutenue par l’État ou un grand acteur, peut rendre immédiatement caduc un projet en développement.
Ainsi, la start-up qui avait investi du temps, des ressources humaines et financières pour développer un logiciel éducatif a vu son produit perdre toute valeur marchande dès que le ministère utilise une solution identique, gratuite et institutionnelle. C’est un risque d’obsolescence prématurée, aggravé par la puissance normative de l’État.

2.⁠ ⁠Le risque de dépendance aux politiques publiques

La digitalisation des services publics, tout en modernisant l’administration, transforme aussi les conditions économiques de nombreux secteurs.

Les journaux qui dépendaient de la publication des appels d’offres officiels se retrouvent en difficulté financière car la réglementation a changé la nature du support.

Cette situation révèle un risque de dépendance réglementaire : lorsque le modèle économique d’une entreprise repose sur une obligation légale, une simple réforme numérique peut la fragiliser.


3.⁠ ⁠Le risque de destruction d’écosystèmes économiques

Les innovations technologiques soutenues par les pouvoirs publics, lorsqu’elles ne tiennent pas compte de l’écosystème existant, peuvent provoquer une destruction de valeur collective.
Les acteurs privés, qui investissent dans la recherche et le développement, dans la formation et dans la création d’emplois, subissent une perte sèche, tandis que l’État, souvent, ne mesure pas l’impact global sur l’économie numérique locale.


III. Vers une gouvernance équilibrée de l’innovation : anticiper et encadrer les risques

1.⁠ ⁠La nécessité d’un cadre éthique et juridique clair

Les pouvoirs publics devraient encadrer leurs projets numériques par une évaluation préalable d’impact économique et concurrentiel.
Cela suppose :

•⁠  ⁠une concertation avec les acteurs privés du secteur concerné ;

•⁠  ⁠un cadre de propriété intellectuelle protégeant les innovations déjà existantes ;

•⁠  ⁠la mise en place de mécanismes de compensation ou de partenariat pour les entreprises lésées.


Notre pays doit instaurer des dispositifs où les solutions numériques publiques sont co-développées avec des start-up locales, ce qui permet d’éviter la concurrence déloyale et de favoriser l’écosystème national.

2.⁠ ⁠La diversification et la résilience des entreprises

De leur côté, les entreprises doivent adopter une stratégie d’anticipation et de résilience face à l’aléa technologique.
Elles peuvent :

•⁠  ⁠diversifier leurs sources de revenus pour réduire leur dépendance à une réglementation donnée ;

•⁠  ⁠surveiller les politiques publiques et s’inscrire dans les consultations sectorielles ;

•⁠  ⁠protéger leurs innovations par des brevets, marques ou droits d’auteur ;

•⁠  ⁠nouer des partenariats institutionnels, afin d’être intégrées dans la dynamique de digitalisation plutôt que d’en être victimes.


3.⁠ ⁠La création d’un cadre de collaboration public-privé durable

L’innovation publique et privée ne doivent pas être perçues comme concurrentes, mais comme complémentaires.
L’État, garant de l’intérêt général, peut impulser des projets structurants, tandis que les entreprises privées apportent la souplesse, la créativité et la rapidité d’exécution.

Une politique d’innovation inclusive passerait donc par :

•⁠  ⁠des incubateurs publics favorisant les solutions locales ;

•⁠  ⁠des appels à projets ouverts avant le développement de logiciels ministériels ;

•⁠  ⁠et une évaluation d’impact économique obligatoire pour toute innovation technologique publique.


Conclusion

L’innovation technologique, si elle est un facteur de progrès, constitue également un risque structurel pour les entreprises lorsque son développement s’effectue sans coordination ni encadrement.
Les exemples de la start-up éducative et des journaux pénalisés par la digitalisation des marchés publics démontrent que l’innovation peut devenir une source de fragilité économique si elle détruit plus de valeur qu’elle n’en crée.

Dès lors, la préparation des entreprises à cet aléa – par la veille stratégique, la diversification et la coopération avec les pouvoirs publics – est une condition de survie dans une économie numérique en mutation rapide.
De leur côté, les autorités doivent intégrer dans leur démarche d’innovation une réflexion éthique et économique afin que le progrès technologique serve non pas à marginaliser, mais à renforcer le tissu entrepreneurial national.

 

Par A F  Diakhoumpa, 5eme promo

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